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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
  Le 26 mai 2004

Vingt-trois ans avec une parente momifiée

A la Réunion, la famille de Zoubeda Issabhay, morte en 1981, attendait sa résurrection.


Par DECLOITRE Laurent

Saint-Denis (la Réunion) de notre correspondant

Durant vingt-trois ans, les deux nièces de Zoubeda Issabhay ont dormi dans la même chambre que leur tante. Morte, depuis 1981. Les deux femmes, aujourd'hui âgées de 53 et 56 ans, veillaient un cadavre. Un lit pour le corps momifié, qui avait encore la peau sur les os lorsqu'il a été découvert, samedi, par la police. Et deux matelas pour les gardiennes, qui vivaient avec le père et le frère de Zoubeda dans leur immeuble décrépi de trois étages, à Saint-Benoît, sous-préfecture de 32 000 habitants dans l'est de la Réunion. A dix mètres d'une entreprise de pompes funèbres, à qui les Issabhay n'ont pas fait appel, n'ayant jamais déclaré le décès de leur parente.

La famille menait une vie normale. Les hommes se rendaient à la mosquée, les femmes tenaient un magasin de prêt-à-porter pour enfants, le Petit Printemps, et une bijouterie, dont les volets roulants bleus sont maintenant tirés.

Exorciste. L'histoire, telle que l'ont racontée à la police les membres de la famille, remonte aux années 70. Zoubeda Issabhay se marie avec un musulman de l'ouest de l'île, dont elle a trois enfants. Mais l'épouse commence à souffrir de troubles mentaux. Un séjour d'un mois dans un hôpital psychiatrique n'y change rien. En 1976, le mari se sépare de Zoubeda et la confie à son père, Ali Issabhay. Un musulman très pieux. Zoubeda est-elle envoûtée ? Ni les versets du Coran enveloppés dans un tissu attaché autour du bras, ni les frictions à l'eau «zamzam», importée de La Mecque, n'améliorent son état de santé. Les Issabhay regagnent la terre de leurs origines, au nord de l'Inde, et séjournent cinq mois auprès d'un exorciste dans la ville d'Unava. Sans résultat.

Zoubeda décède en 1981, à l'âge de 35 ans. De mort naturelle, assurent les deux nièces, enveloppées dans la traditionnelle djoubba, la tête recouverte d'un voile bleu ou vert. Au lieu de l'inhumer, les Issabhay appellent l'exorciste indien. «Il nous a dit de ne pas toucher Zoubeda, qu'elle allait ressusciter», explique aux policiers la famille.

Dans l'attente du miracle, la famille cache la mort de Zoubeda. Les Issabhay déménagent à deux reprises, profitant en 1989 du passage d'un cyclone pour transporter secrètement le corps. Le mari ne semble pas s'être vraiment inquiété, vingt-trois ans durant, des excuses embarrassées de sa belle-famille, qui l'empêche à plusieurs reprises de voir son épouse, prétextant des crises de démence.

«Il y a longtemps, je me suis rendue chez les Issabhay et j'ai demandé des nouvelles de Zoubeda, raconte aujourd'hui une amie de la famille qui tient à conserver l'anonymat. Ils ont entrouvert la porte de sa chambre. Je l'ai vue étendue sur le lit, ses cheveux blancs recouvrant son visage. Je pensais qu'elle dormait.»

Il a fallu la visite du mari, samedi, et son insistance à rencontrer son épouse afin de lui faire signer des papiers, pour que la vérité éclate enfin. Provoquant l'incrédulité des Réunionnais et la réprobation de la communauté musulmane. Calotte sur la tête, barbe noire fournie, un commerçant voisin confie qu'il n'en a pas dormi de la nuit. «Ils n'ont respecté ni les lois françaises, ni l'islam. Soit ils sont envoûtés, soit ce sont des malades.» Anas Ahmed Lala, enseignant coranique à la mosquée du Tampon, au pied du volcan, est lui aussi formel : «Leur histoire n'a rien à voir avec l'islam. On doit enterrer nos morts le plus rapidement possible pour des raisons d'hygiène et pour qu'ils accèdent à la félicité.»

Autopsie. Alors, comment expliquer l'inimaginable ? Jean-François Reverzy, psychiatre à Saint-Pierre, parle de «pathologie familiale». Le spécialiste de thérapie transculturelle met en cause «la tendance archaïque de certaines familles indo-musulmanes de l'océan Indien à vivre en univers clos», à cacher, voire séquestrer les déficients mentaux. Son collègue psychologue Jacques Brandibas, organisateur d'un colloque sur le thème «Croyances et guérisons», voit dans cette affaire un parallèle avec les «bébêtes ou mauvaises âmes de la croyance créole, qui restent parmi les vivants».

Hier, l'autopsie du cadavre desséché a permis de confirmer une mort naturelle qui remonterait à plus de vingt ans. Selon les légistes, il est toutefois probable que Zoubeda ait été embaumée par les Issabhay. Vu le climat chaud et humide de la Réunion, son corps se serait, autrement, décomposé. Pour autant, la famille, restée libre, ne risque pas grand-chose : une amende de 38 euros pour n'avoir pas déclaré le décès à l'état civil. Un prix dérisoire pour une résurrection follement espérée.

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