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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Le viaduc est désormais achevé, mais il manque 2,7 km de digues. (J;Balleydier)

Le viaduc est désormais achevé, mais il manque 2,7 km de digues. (J;Balleydier)

Le chantier au coût record qui doit permettre de remplacer l’actuelle quatre-voies, trop dangereuse, est quasiment à l’arrêt. Les roches manquent pour les digues, sur fond de guerre juridique entre la région et les opposants aux carrières.

Par Laurent Decloitre, Correspondant à la Réunion  

Un casque sur la tête, elle a chanté sur le chantier de la future « route du littoral », sensée remplacer la quatre-voies reliant Saint-Denis, le chef-lieu, à la côte ouest de l’île. Natacha Tortillard a rendu hommage à son frère Jimmy, mort en 2008, écrasé sous les éboulis de la falaise qui surplombe cet axe stratégique. La dernière victime, à ce jour, d’une route maudite qui a causé la mort, depuis sa mise en service en 1976, de 23 automobilistes. « Je conduis la peur au ventre, frissonne Natacha. Qu’ils finissent vite les travaux ! »

Mais voilà : le chantier, débuté en 2014, est au point mort. Seul le viaduc en mer de 5,4 km est terminé. Il serpente au large de la falaise, posé sur 48 piles de béton, à une trentaine de mètres au-dessus du niveau de l’eau. Aucune voiture n’y circule car l’ouvrage débouche dans le vide ! Le reste de la nouvelle route doit être construit sur des digues ; or, incroyable, il manque… des cailloux et personne ne sait où les trouver pour combler les 2,7 km manquants.

La Réunion est pourtant une île volcanique, où le nom de plusieurs villages, comme Rivière-des-Galets ou Grand-Galet, rappelle l’omniprésence des pierres. Aussi, la Région Réunion, maître d’ouvrage, et le groupement d’entreprises en charge des digues, pensaient trouver sous leurs pieds les roches nécessaires. C’était sans compter avec les recours intentés par les riverains et les associations de protection de l’environnement.

En mai 2018, la cour administrative d’appel de Bordeaux a commencé par annuler le schéma départemental des carrières, qui avait été modifié en 2014 pour y inclure Bois Blanc. Ce site, en bordure de mer sur la commune de Saint-Leu, serait la seule carrière dans toute l’île susceptible de fournir les 7 millions de tonnes de roches nécessaires à l’achèvement du chantier. Malgré la décision de justice, la préfecture en a autorisé l’exploitation, avant que le tribunal administratif, en avril 2019, ne suspende l’arrêté préfectoral et que, le mois dernier, le conseil d’Etat ne retoque le pourvoi en cassation.

Qu’à cela ne tienne, la Région a ouvert il y a quelques jours une enquête publique pour réviser le schéma d’aménagement régional, et intégrer Bois Blanc dans les espaces carrière. De son côté, la Direction de l’Environnement, de l’aménagement et du logement a relancé la procédure pour modifier une nouvelle fois le schéma départemental des carrières. « On a cadenassé la porte d’entrée, ils essaient de passer en force par derrière », s’indigne Elodie Marais, la porte-parole de Touch pa nout’ roche. L’association a organisé à trois reprises à Saint-Leu des chaines humaines de plus 4000 personnes opposées aux extractions.

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Didier Robert, président de la Région, envisage d'ouvrir la route sur une partie seulement. (David Chane)

Cette mobilisation populaire n’entame pas la détermination de Didier Robert, qui invoque « l’intérêt général ». Le président (div. droite) du conseil régional rappelle qu’il a été élu « pour mener à bien le chantier ». En 2010, il avait fait de la nouvelle route du littoral son principal argument de campagne ; mais s’il remporta la victoire, c’est à la faveur d’une triangulaire… et avec 29 000 voix de moins que les deux listes de la gauche désunie. Le parti communiste réunionnais militait lui pour la construction d’un tram-train. Didier Robert renégocia avec le premier ministre François Fillon et réorienta les financements, du rail vers le bitume : 669 millions versés par la collectivité, 532 par l’Etat et 151 par l’Union européenne notamment. Le chantier total s’élevait alors à 1,6 milliard d’euros, l’un des plus importants de France et l’une des routes les plus chères au kilomètre.

Depuis, la Région a provisionné 250 millions supplémentaires, pour faire face aux surcoûts. Or les entreprises réclament encore 378 millions pour la construction du viaduc, et 190 millions pour l’achèvement des digues. Cette épée de Damoclès inquiète Karine Nabénésa, conseillère régionale (opp). La collectivité a une capacité d’investissement de 500 millions d’euros par an, dont 240 millions consacrés en 2019 au seul chantier. « On ne peut plus rien faire d’autre ! Il a placé l’ensemble des Réunionnais dans une situation irresponsable », estime l’élue. Et d’accuser Didier Robert d’avoir « menti » : « Il voulait remplacer coûte que coûte le tram-train. Alors, pour ces raisons politiciennes, il a lancé le marché de la route, tout en sachant qu’on manquait de galets ».

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Les riverains ont multiplié les manifestations. (Réunion 1ère-David Couanon)

L’intéressé rétorque qu’à l’époque, la question ne se posait pas. « Aucun pingouin ne parlait des carrières », lance-t-il agacé par les conclusions du tribunal administratif selon lequel « le maître d'ouvrage et l'autorité préfectorale ont négligé de lancer en temps utile les procédures». La justice a également estimé que «le projet se caractérisait par l’absence d’une réelle réflexion sur les moyens d’approvisionnement». S’il a choisi la solution digue-viaduc et non pas le tout viaduc, assure Didier Robert, c’est pour réaliser une économie de 140 à 200 millions… et pour donner satisfaction aux camionneurs qui avaient manifesté  sous le slogan « Didier, sauve a nou, donn travail » ; la digue leur donnait l’assurance de transporter davantage de roches.

Peine perdue, le chantier a vite patiné, faute de nouvelles carrières : Bois Blanc, Lataniers, Bellevue, Dioré…, autant de sites envisagés et interdits d’exploitation à ce jour en raison des différents recours. Alors la préfecture a autorisé la collecte des rochers qui affleurent dans les terrains en friche et les champs de canne de l’île. Une pierre deux coups, puisque ces « andains » gênaient  les agriculteurs. Mais « il n’en reste pas assez pour terminer le chantier, prévient-on au groupement d’entreprises. Ou alors  il faudra creuser des trous aux quatre coins de l’île. Ce serait plus préjudiciable que l’exploitation d’un carrière industrielle ».

Plus d’andains ? Didier Robert assure avoir sous la main une étude, « en voie de validation », prouvant qu’il en resterait 2,6 millions de tonnes. Faisant feu de tout bois, la Région n’exclue pas non plus d’importer les rochers, si « c’est dans un délai raisonnable et à un coût supportable ». Une première tentative a pourtant fait long feu : le groupement a voulu acheminer des pierres depuis Madagascar, située à 700 km à l’ouest de La Réunion. Au final, seules 45 000 tonnes ont été débarquées en 2016, le préfet invoquant « des risques d'introduction d'espèces exotiques envahissantes » et de « possibles menaces pour la santé humaine ».

Exit Mada, place à Maurice ? Dany Payet, un entrepreneur réunionnais propose aujourd’hui d’importer 3,5 millions de tonnes de l’île voisine, distante de seulement 200 km. « On peut organiser une rotation de huit barges transportant chacune 12500 tonnes », affirme-t-il. Il a déjà envoyé à La Réunion douze tonnes, pour prouver qu’elles répondent au cahier des charges techniques et environnementales. « On est plus cher que les andains réunionnais mais bien moins que les roches malgaches », rappelle l’associé mauricien, Michaël Athow. Cependant, les premiers contacts avec la Région et le groupement n’ont pas permis de conclure. Il se trouve que le terrain de Bois Blanc appartient à la SCPR, une société de concassage filiale du groupe Colas. Et l'entreprise en charge de la digue, la GTOI, est également filiale de cette grande firme française du BTP. Il n'en fallait pas moins pour que les opposants au projet accusent Colas de vouloir que « le marché juteux des galets reste dans le groupe » plutôt que d’aller voir ailleurs. Les associations de riverains évoquent même « des combines ».

Le Parquet national financier a d’ailleurs ouvert une enquête préliminaire pour des faits supposés de corruption, favoritisme et trafic d’influence dans l’attribution du marché. Le domicile de Didier Robert a été perquisitionné en 2015, puis celui de son épouse l’année suivante. Le Parquet s’interroge notamment sur le fait que la Région avait été mise en garde par un cabinet juridique sur des « risques de dysfonctionnement » dans le choix des attributaires. De son côté, le conseil régional a reconnu que « l’un des opérateurs a multiplié les manoeuvres visant à influencer les décisions de la collectivité ». Depuis, Didier Robert affirme n’avoir « rien à cacher » et garder « toute confiance dans ses collaborateurs ».

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Les opposants au projet souhaitent que l'ensemble de la route soit sur viaduc.(J.Balleydier)

L’enquête pénale se poursuit mais c’est surtout vers la justice administrative que se braquent les regards : un prochain avis, cette fois sur le fond, pourrait permettre l’ouverture de Bois Blanc. Cela étant, même dans cette hypothèse, « le temps que la carrière soit opérationnelle,  on devra licencier », confie-t-on au groupement d’entreprises. D’ores et déjà, les routiers font les frais de ces retards. « On est passé de 300 à 60 camions sur le chantier, se désole Marie-Claude Esther, présidente du syndicat de transporteurs Unostra. Des collègues ont investi 200 000 euros dans des véhicules dernier cri pour rien ».

Et l’horizon ne semble pas se dégager… Stéphanie Gigan, la porte-parole du Collectif contre la digue, qui rassemble l’ensemble des associations opposées au projet, promet  « d’attaquer tout ce qu’on peut attaquer ». La responsable juridique d’un groupe médical se fait fort de retarder le chantier, et demande le lancement d’une expertise pour déterminer si la digue est vraiment une meilleure solution que le tout viaduc. Didier Robert ne veut pas en entendre parler et envisagerait de jouer son dernier va-tout : ouvrir la nouvelle route sur la partie viaduc déjà achevée, quitte à ce que les automobilistes poursuivent leur chemin sur la route actuelle. Un appel d’offre rectificatif a été lancé à cet effet, afin de livrer « un barreau de raccordement pour une mise en service partielle de la NRL ». Soit un surcoût de plusieurs dizaines de millions.

En attendant, les 66 000 conducteurs qui roulent chaque jour sur la « route en corniche » sont bloqués des heures dans les bouchons, quand les pluies menacent de faire écrouler la falaise et que les deux voies côté montagne sont fermées ; ou lorsque la houle de l’océan est trop forte et que les vagues s’écrasent sur le bitume, cette fois côté mer. Alors que la saison cyclonique approche, tout le monde prie pour que la montagne ne s’écroule pas avant la fin du chantier… prévue initialement en 2020, et retardée à 2022, voire 2025.

Laurent DECLOITRE

 
En 2015, Didier Robert a été réélu avec 174 000 voix, soit 18 000 de plus que son adversaire divers gauche Huguette Bello.

Et les autres carrières ?

Dans leur recherche effrénée de carrières, les entreprises en charge des digues de la nouvelle route du littoral, alternent espoir et résignation. Espoir lorsque Didier Robert, président de la Région et maître d’ouvrage de la NRL, convainc la maire de La Possession d’autoriser l’exploitation d’une ancienne carrière, abandonnée depuis les années 80 : le site des Lataniers. Vanessa Miranville avait pourtant milité contre ce projet, soutenu par l’ancien maire Roland Robert. Une fois élue, en 2014, la militante écologiste a changé d’avis, « pour des raisons pragmatiques » : d’une part, les finances de la commune avaient été saignées à blanc par l’équipe précédente ; d’autre part, les bouchons causés par la route du littoral bordant la commune congestionnent la ville. L’élue a donc renégocié avec la Région un avenant au contrat précédent : oui à la carrière, mais sur une durée d’exploitation réduite à deux ans et demi. Par ailleurs, Vanessa Miranville a obtenu des financements supplémentaires en contrepartie pour les équipements publics de La Possession et un échangeur avec la NRL. Un accord que l’élue a présenté dans une consultation auprès des habitants, « qui ont répondu favorablement ».

Résignation, lorsque l’association Lataniers nout kèr d’vie a intenté des recours contre l’ouverture du site et que la Direction de l'Environnement, de l'aménagement et du logement a rejeté la demande d'exploitation de la carrière. Selon Stéphanie Gigan, la présidente de l’association de riverains, les tirs de mine et le passage des camions, même « en fond de  ravine », causeraient de fortes nuisances aux habitants. La réhabilitation du site en friche, qui devrait être transformé en parc, ne la convainc pas : la militante craint que l’exploitation de la carrière dure plus longtemps qu’annoncé, au gré des futurs chantiers, comme la nouvelle entrée ouest de Saint-Denis.

Même désillusion pour le groupement d’entreprises à propos de la carrière de Dioré, dans l’est de l’île. L’autorisation d’exploitation avait été accordée mais elle n’est plus valable, aucune roche n’ayant été extraite depuis trois ans. GTOI estime que le prix demandé pour les galets était « exorbitant ». « Ce n’est pas parce qu’on en cherche qu’il faut multiplier par quatre le prix du marché ! », indique-t-on.
Karine Nabénésa, conseillère régionale dans l’opposition, a une autre explication. « Dioré appartient à Guintoli, du groupe NGE, un concurrent de Colas. La GTOI, en charge de la digue, et filiale de Colas, ne veut s’approvisionner qu’auprès de Bois Blanc, qui appartient à la SCPR… également filiale de Colas. C’est une histoire de gros sous », accuse-t-elle. Un protagoniste de ce dossier assure par ailleurs  que Colas et la GTOI ont consacré plus de deux millions d’euros dans l’achat de matériel pour exploiter Bois Blanc. Cet investissement serait difficile à amortir si Bois Blanc n’était pas exploité.

Le projet de carrière à Saint-Paul ? Il a mobilisé pareillement contre lui. Les membres de l’association Détrui pa nout Bellevue ont gagné une première manche : en juin 2019, les commissaires enquêteurs missionnés par le tribunal administratif ont rendu un avis défavorable, pointant notamment l’impact environnemental.

Quels impacts pour l’environnement ?

Selon Didier Robert, président de la Région, « jamais un chantier en France n’aura pris autant de précautions pour l’environnement ! » Le maître d’ouvrage en veut pour preuve le cahier des charges imposé aux entreprises attributaires du marché : 5% du montant total des travaux devaient être consacrés à la réduction des impacts, soit une enveloppe de 80 millions d’euros.

Ainsi, un gros effort a été réalisé sur les nuisances acoustiques, pour éviter d’effrayer dauphins et baleines : arrêt des travaux lors de la présence avérée des mammifères, repérés en ULM,  ou encore un rideau de bulles pour réduire le bruit… Des mesures de compensation ont été prises, comme le financement du dispositif Quiétude, dont les équipes ont notamment pour mission de faire respecter la charte d’approche des cétacés.

Pourtant, selon les associations de protection de la nature, comme la Srepen ou Vie océane, on assiste à « un désastre écologique », les récifs coralliens seraient « gravement impactés » sur le périmètre du chantier. La flore endémique de la falaise littorale serait également menacée, comme le Bois de Paille-en-queue, le Bois de chenilles, le Bois de lait…

« Un délire des écologistes, s’emporte un ingénieur qui travaille sur le chantier depuis le début des travaux. Le problème, c’est que certains fonctionnaires de l’administration leur balancent les dossiers de façon à nous attaquer sur des points précis du code de l’environnement ».

Autre grief, porté cette fois par des instances indépendantes : le fait d’avoir dissocié les études d’impact de la nouvelle route du littoral de celles portant sur l’ouverture de carrières supplémentaires. Au final,  le Conseil national de la protection de la nature a relevé en décembre 2018 « un nombre d’impacts négatifs avérés », des « insuffisances de prise en compte » et des « incertitudes relatives aux impacts environnementaux ». Surtout, il estime que les conséquences de la digue sur remblais, plus impactante que le viaduc, n’ont pas été suffisamment mesurées.

Importer des rochers ?

Les Réunionnais vivent sur un caillou et ils devraient acheter des rochers à l’étranger, puis les acheminer par bateau ? (voir l’article principal) « Un comble », pour Jean-Gaël Rivière, président de du syndicat des transporteurs FNTR-Réunion : « On va épierrer les champs mauriciens et les faire profiter de la manne financière, alors que nos adhérents n’ont plus de travail et que nos agriculteurs manquent de terres !? »

Cela étant, importer des rochers n’est pas une pratique exceptionnelle : dans un autre territoire d’outre-mer, à Saint-Pierre et Miquelon, des enrochements sont actuellement acheminés depuis le Canada pour le chantier de rénovation du port.

Si des galets étaient importés de Maurice, ils seraient transportés par des barges et débarqués au port, ce qui fournirait du travail aux transporteurs réunionnais. En revanche, si ces roches étaient acheminées dans des Marie-Salope (des chalands dont le fond s’ouvre), elles seraient versées sur le chantier directement depuis la pleine mer.

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