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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Les Mahorais font la queue pour obtenir de l'essence, l'île étant paralysée. (photos LD)

Les Mahorais font la queue pour obtenir de l'essence, l'île étant paralysée. (photos LD)

« On est tous en danger »

Libération du 8 mars 2018
De notre envoyé spécial, Laurent DECLOITRE

Mayotte, 101ème département de France, est entré dans sa troisième semaine de grèves et de barrages. La population proteste contre l’explosion de l’insécurité et l’immigration galopante en provenance des Comores. Mais les clandestins ne sont-ils pas les premières victimes ?

Tous les après-midi, ils descendent des collines gangrénées par des bidonvilles de tôles et de planches, pour se retrouver le long de la RN1 de Kawéni, une banlieue de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. Ces jeunes,  pour la plupart Comoriens en situation irrégulière, se regroupent à « Gaza », comme les habitants, traumatisés par leurs exactions, ont surnommé le lieu. Mohamed Mouhamadi a longtemps fait partie de la bande. Il a braqué un mzungu (blanc) avec un couteau alors qu’il n’avait que 14 ans. « Je voulais des moyens pour acheter de quoi boire et fumer », raconte-t-il, aujourd’hui majeur, sous la capuche noire de son survêt. Le gamin avait fumé « deux fois de la chimique », une drogue « trop forte ». Il s’est fait prendre et passa un an en détention, avant d’être placé en famille d’accueil. Si Mohamed dit avoir arrêté « les conneries », ses copains poursuivent, eux, leurs exactions, l’accusant « d’avoir peur ».

Un ancien délinquant, immigré clandestin comorien, à Mayotte.
Mohamed a braqué un mzungu avec un couteau.

À Mayotte, le plus pauvre des départements français, la moitié des habitants a moins de 20 ans. Des jeunes frappés par un chômage endémique, dont une très grande partie est originaire des Comores. Plus de 40% des adultes vivant à Mayotte sont en effet de nationalité comorienne. S’ils disposent d’une carte de séjour, ils sont en situation régulière ; mais la moitié d’entre eux n’a en fait aucun papier. Au final, aux 260 000 habitants officiellement recensés, s’ajouteraient 50 à 60 000 immigrés clandestins, responsables de tous les maux aux yeux d’une population exaspérée par la répétition des faits divers. La situation perdure depuis des années, mais elle a atteint son paroxysme en janvier, lorsque des groupes armés de chaines de vélo et de bâtons se sont affrontés aux abords de deux lycées. Les établissements ont fermé et les transporteurs scolaires, caillassés, ont fait également valoir leur droit de retrait.

50% de la population de Mayotte a moins de 20 ans.
De nombreux enfants sont livrés à eux-mêmes à Mayotte.

Jusqu’alors, les « coupeurs de route » attendaient la nuit pour bloquer les voies du centre de l’île, « en brousse », et arracher leurs affaires aux automobilistes ; désormais, des jeunes profitent des embouteillages pour agir, au vu et su de tous.  « Ça m’est arrivé à deux reprises, je leur ai jeté mon sac, sinon ils cassaient la vitre », témoigne Yasmine M’Bae. L’élégante Comorienne de 31 ans, titulaire d’une carte de séjour de dix ans, semble attirer le mauvais sort. Enceinte, elle se reposait chez elle, quand des enfants « de dix-douze ans » sont entrés et ont réclamé à boire et à manger, sans quoi « les grands arriveraient ». Yasmine s’en est tirée en leur donnant « du riz et des sardines »… Mais il y a deux semaines, elle a failli  y laisser sa peau. Caissière dans une supérette, Yasmine voit surgir dix gars encagoulés. « J’ai voulu m’enfuir mais ils m’ont jeté une pierre et… » La jeune femme perd connaissance et devra être hospitalisée.

À Mayotte, les délinquants agressent à coups de chombo (machette).
Yowane Ben a reçu des coups de chombo (machette).

La litanie est sans fin. La semaine dernière, un chef d’entreprise a dû s’arrêter face à un arbre que les délinquants avaient abattu, dans le Nord de l’île. « Un gars a surgi de la forêt et un autre sur sa moto », raconte Daniel Subra, encore bandé de toutes parts. Comme il se débattait, ses agresseurs lui ont donné des coups de chombo (une machette) sur la tête et le flanc. Il y a quelques jours, cette fois dans le Sud du département, les délinquants s’en sont pris à un médecin, sur le parking de son véhicule. Là encore, des blessures, superficielles, à l’arme blanche.

Ne pouvant plus vivre sur une île « où tout peut arriver », Olivier Collignon, sage-femme, a lui décidé de s’installer à La Réunion. Le trentenaire s’est retrouvé à deux reprises pris dans des barrages. Dont une fois face à « 200 jeunes encagoulés, à la violence aveugle » qui lui ont jeté des pierres…

Dans ce contexte tendu, une intersyndicale et un collectif d’associations, rejoints par les élus de tous bords et le patronat, se mobilisent depuis trois semaines pour réclamer davantage de moyens de l’État et la venue sur place d’un membre du gouvernement, voire du président de la République. À leur appel, les Mahorais dressent, à leur tour, les barrages sur les routes, organisent des journées « île morte », manifestent devant la préfecture, bloquent l’unique port du département… Hier mercredi 7 mars, ils étaient plusieurs milliers, une forêt de parapluies, à défiler dans les rues de Mamoudzou.

L’année dernière, les chiffres de la délinquance avaient pourtant diminué de 9%. Les Mahorais n’y croient pas et rétorquent que « découragés », ils ne vont plus déposer plainte. Certains, comme Cassim Soulaimana, qui s’est fait voler « cinq fois de suite » sa télé, ont créé des milices. « On patrouille de 23h à 3h du matin, pour dissuader les jeunes de venir dans le quartier », explique le fonctionnaire territorial, en train de faire le plein en prévision des jours de blocage à venir.

Des bwénis (femmes) à Mayotte, protestent contre l'immigration clandestine.
Les "bwénis" mahoraises accusent les clandestins de prendre les places à l'école et leur mari...

Dans son ample salouva jaune, la tenue traditionnelle des Mahoraises, le visage couvert de msindzano, un masque de beauté à base de bois de santal, curcuma et henné, Safina Soula, une des porte-parole du mouvement, se dit « abandonnée par la France ». Un discours que Laurent Wauquiez, en visite de trois jours sur le département, reprend à l’envie. « On assiste à la faillite de l’État régalien et à la capitulation de la République », surfe le président des Républicains. Il est venu soutenir son candidat à une législative partielle, les 18 et 25 mars, dont le déroulement est compromis : les maires assurent que les agents ne participeront pas à l’installation des bureaux de vote.

Annick Girardin, la ministre des Outre-Mer a annoncé des mesures, jurant que « le gouvernement ne laissera pas un territoire de la République s'enfoncer dans la violence et ses citoyens penser qu'on ne s'occupe pas d'eux » : 10 policiers supplémentaires à la police des frontières, 20 gendarmes pour la police de sécurité du quotidien, création « cet été » d’une brigade de délinquance juvénile, de nouveaux bateaux pour lutter contre l’immigration clandestine en provenance des îles voisines des Comores… La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, prévoit par ailleurs l'ouverture d'un centre éducatif renforcé en 2018.

Kawéni, dans la banlieue de Mamoudzou, est un quartier chaud.
À Kawéni, les stigmates de la délinquance...

De quoi soulager Camille Miansoni, le procureur de la République, symbole, bien malgré lui, d’une justice laxiste aux yeux des Mahorais. « On ne va quand même pas emprisonner un jeune qui vole un téléphone portable… même si c’est la troisième fois dans le mois. Il n’y a que 30 places au quartier des mineurs du centre pénitentiaire de Majicavo, on est obligé d’installer des matelas par terre ! » D’où la colère des victimes qui revoient, parfois le lendemain, leur agresseur libre comme l’air lourd et humide de Mayotte. Quant aux mineurs isolés, dont le nombre est estimé à plus de 3000 (!), ils sont totalement livrés à eux-mêmes. D’une part, l’aide sociale à l’enfance du conseil départemental est « inopérante », accuse le procureur, d’autre part, la loi interdit de les expulser s’il s’agit de Comoriens clandestins.

Daniel, seul homme dans une ruelle où des « bwénis », solides matrones, profitent de la pluie diluvienne pour laver le linge dans de grandes bassines, en a assez de se voir accusé. Le jeune Comorien est arrivé en 2004, à bord d’un kwassa-kwassa (une barque motorisée), avec son épouse, qui souffre du diabète. Impossible de la soigner à Anjouan, la plus proche des îles comoriennes. Sans papier, il « bricole » ici et là. « Moi-aussi, je me suis fait agresser, et le gars était français », jure-t-il. Et de conclure : « On est tous en danger ! » Dans le bidonville voisin, Yowane Ben, père comorien, mère malgache, est lui-aussi une victime de la délinquance. Il montre son flanc gauche, couturé sur 20 cm après une attaque au chombo. « On ne risque pas la mort sur les kwassas juste pour venir voler, clame-t-il. On recherche simplement une meilleure vie ». Entre 1995 et 2015, selon un rapport du Sénat, 7 à 10 000 de ces boat-people sont morts noyés dans le bras de mer de 70 km qui sépare Anjouan de Mayotte.

Les clandestins comoriens vivent dans des bidonvilles dans des conditions indignes de la France.
Le bidonville de Manga Télé est habité par des milliers de clandestins.

S’ils parviennent vivants dans le département, ils s’entassent dans des bidonvilles où ils vivent dans des conditions indignes de la France. C’est le cas à « Manga Télé », une colline surplombant Kawéni, inondée ce jour par la pluie tropicale. Sur un escarpement rocheux, d’où dévalent des torrents de boue et de déchets, s’enchevêtrent des cahutes en bois et tôles. Bien peu osent s’aventurer dans ces passages tortueux qui serpentent entre les cahutes misérables. Un passage conduit chez Soubira, dont l’un des sept enfants a déféqué à l’entrée de la baraque, trouée de toutes parts. L’eau s’infiltre, marron, dans la chambre : un lit deux places pour toute la famille. Le lino est posé à terre à même le sol de latérite, un vieux congélateur permet de récupérer l’eau de pluie. Soubira, en train d’allaiter le petit dernier, vit seule, ses deux anciens maris l’ont quittée. Un garçon, 7 ans, ne va pas à l’école, « il n’y a plus de place », regrette la pauvre femme en shikomori. Soubira loue 50€ par mois ce « logement » à un marchand de sommeil mahorais… « Il y a dix ans, je ramassais des mangues ici, soupire Omar Said Loutoufi, le jeune directeur de l’association Wenka, qui effectue un travail remarquable auprès des désoeuvrés. Aujourd’hui, il n’y a plus d’arbres, les gens les ont coupés pour construire leur « banga » (cabane).

Le bidonville de Manga Télé, sur la colline de Kawéni, banlieue de Mamoudzou.
Les clandestins peuvent être victimes de "décasage" même dans leur bidonville...

Les Comoriens en sont parfois expulsés manu militari par les habitants, lors d’opérations de « décasage » totalement illégales. Victimes, ils le sont encore lorsque leurs enfants sont chassés des écoles par les mères d’élèves, au prétexte qu’ils prennent la place des petits mahorais. De fait, 60 des 180 écoles de l’académie pratiquent le système de la rotation : les écoliers n’ont cours qu’une demi-journée, pour laisser la salle libre à une autre classe le reste du temps… « Ici, on encourage le décrochage scolaire pour libérer des places », se désole Rakotondravelo Rivomalala, secrétaire départemental du Snuipp-FSU.

« On est tous responsables, réagit le passager d’un taxi collectif, un des rares à ne pas soutenir la grève. On les a embauchées au noir comme nounou, on leur a loué à prix d’or un logement et on les a prises comme maîtresse… »

De notre envoyé spécial, Laurent DECLOITRE

 

Reconduites à la frontière

En 2017, 20 000 clandestins ont été expulsés de Mayotte contre 22 600 en 2017 et 19 000 en 2015.

Kwassas-kwassas

En 2014, la France a intercepté près de 600 kwassas-kwassas, qui tentaient d’aborder les côtes françaises pour y débarquer des immigrés comoriens clandestins. En juin 2017, Emmanuel Macron avait lâché une plaisanterie plus que douteuse à ce sujet, selon laquelle « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien ».

Droit du sol

Les Comoriens fuient un pays exsangue, pour trouver du travail, se soigner… ou accoucher. Né à Mayotte, leur enfant peut obtenir la nationalité française. En 2015, 55% des jeunes de 18-24 ans nés sur l’île française avaient ainsi une mère comorienne. Pour éviter cet appel d’air, Issa Issa Abdou, président du conseil de surveillance du centre hospitalier de Mayotte, où se situe la maternité, souhaite que Mayotte « soit classée zone internationale » afin que les enfants gardent la nationalité de leurs parents comoriens. Autre solution, prônée par le président des Républicains, Laurent Wauquiez : supprimer le droit du sol pour les enfants nés à Mayotte de parents en situation irrégulière. Une mesure déjà proposée par son prédécesseur Nicolas Sarkozy en 2016…

1,8 milliards

L’association des maires de Mayotte demande à l’État le financement d’un plan pluri-annuel d’investissement de 1,8 milliards d’euros, pour améliorer l’accès à l’eau potable, l’état des routes, construire et rénover 600 classes et 150 réfectoires…  Dans un « appel d’urgence » au gouvernement, le conseil départemental exige également l’envoi de 200 policiers et gendarmes supplémentaires et la création d’une compagnie départementale de sécurisation et d’intervention.

Réponses simplificatrices

Dans un communiqué, le syndicat enseignant FSU estime que « le rétablissement de la sécurité ne pourra se faire avec des réponses simplificatrices consistant à désigner l’immigration comme responsable ou à se contenter d’une augmentation des effectifs des forces de l’ordre aussi nécessaire soit-elle. »

Tropique de la violence

Voilà comment l’écrivaine mauricienne Nathacha Appanah décrit dans son dernier roman les bidonvilles de Mayotte : « Un immense camp de clandestins à ciel ouvert, une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France. »

Mauvais pilotage

« Mise en œuvre dans un contexte socio-économique préoccupant, marqué par une forte démographie et une importante immigration irrégulière, cette départementalisation rapide a été mal préparée et mal pilotée ». Le jugement est sévère, qu’a porté en 2016 la Cour des comptes à propos de la création du 101ème département français en mars 2011.

 

 

Les enfants de Soubira gardent le sourire malgré leurs conditions de vie misérable.

Les enfants de Soubira gardent le sourire malgré leurs conditions de vie misérable.

Les "bwénis" profitent de la pluie pour faire la lessive.

Les "bwénis" profitent de la pluie pour faire la lessive.

Les enfants fréquentent l'école coranique tous les après-midi.

Les enfants fréquentent l'école coranique tous les après-midi.

Libération du 8 mars 2018

Libération du 8 mars 2018

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